Depuis longtemps, il est admis implicitement par l’opinion que la Chine copie les produits occidentaux, dont les produits français, en particulier ceux avec une haute valeur ajoutée. Au lendemain de la deuxième guerre, c’était le Japon qui utilisait ces techniques avec le JETRO (dont on retrouve des anecdotes dans le livre “Friendly Spies), à présent, c’est la Chine qui souhaite rattraper son retard. Les exemples ne manquent pas comme le  chasseur J-20 chinois qui ressemble fortement aux avions de chasse US. La différence avec le Japon, c’est qu’au lendemain de la Deuxième Guehttps://www.jonathan-schelcher.fr/livre-les-nouveaux-espionsrre tout était à reconstruire, la croissance était présente et qu’il y ai de l’espionnage industriel était admis.

De nos jours avec la crise économique, la croissance faible il plus possible de se laisser voler nos secrets industriels à tout va. Une riposte doit donc être engagée par les industriels pour éviter ce pillage, quand à la classe politique très timide sur le sujet, elle reste cantonnée à préserver ses relations diplomatiques avec la Chine et évite soigneusement le sujet pour éviter de froisser Pékin.

Dans l’article ci-dessous, Vanity Fair dresse l’état des lieux. Soulignons au passage que les articles traitant de ces sujets sensibles dans un magazine grand public sont assez rares.

Voici l’article (édifiant) du Vanity Fair de septembre 2014:

« Officiellement, la France et la Chine fêtent cinquante ans de relations diplomatiques dans la confiance et l’harmonie. En réalité, l’espionnage chinois a fait de l’industrie française une cible prioritaire. Un rapport remis à l’Élysée révèle les secrets de ce pillage organisé dont personne ne veut parler. Par HERVÉ GATTEGNO et FRANCK RENAUD.

Sans l’intrusion de quelques taupes, le jardin japonais du professeur Naslain serait parfait. Retraité de l’université, ce septuagénaire aux cheveux blancs lui consacre une ­attention méticuleuse, comme il sied à un scientifique de renommée mondiale. La quiétude de sa demeure – une vaste maison ­d’architecte bordée par un bois à Pessac, dans les faubourgs sud de ­Bordeaux – est parfois troublée par le rugissement d’un Rafale de la base aérienne voisine de Mérignac. L’ancien chercheur lève alors fièrement les yeux en songeant que plusieurs pièces du moteur M88 qui propulse l’avion de chasse français sont revêtues d’un matériau composite à matrice céramique de très haute technologie, capable de résister à des chaleurs de 3 000 °C – autant dire les feux de l’enfer – et dont il est le concepteur.

En 1988, Roger Naslain a créé à l’université Bordeaux-I le ­Laboratoire des composites thermo­structuraux, une unité de recherche dans la chimie de pointe qu’il a dirigée jusqu’en 2001. Son équipe de chercheurs coopérait avec de prestigieux partenaires comme le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le groupe industriel Safran et la direction générale de l’armement (DGA). Leurs travaux – ­effectués dans une zone classée « à régime restrictif » par le ministère de la défense – ont permis l’invention de matériaux utilisés dans la propulsion des avions et de fusées et peut-être, demain, pour envelopper le combustible des réacteurs nucléaires. Ces découvertes ont valu au professeur Naslain d’importantes distinctions, dont la Légion d’honneur (au titre de la défense et de l’éducation nationale), des prix scientifiques aux États-Unis et au Japon et même la plus haute décoration chinoise, la médaille de l’Amitié nationale, qui récompense « les contributions exceptionnelles au développement social, scientifique, technologique, économique et culturel » de la Chine et qui lui fut remise en 2011 par le vice-premier ministre en personne, Zhang Dejiang – le lendemain, il eut le privilège de rencontrer le premier ministre, Wen Jiabao, ainsi qu’en témoigne une photo de l’agence de presse officielle Chine nouvelle.

Installé derrière son bureau taillé dans une ancienne cuve à vin, l’universitaire montre avec orgueil les souvenirs de ses missions dans l’empire du Milieu. Notes, comptes rendus et documents sont archivés dans dix dossiers cartonnés, datés de 1990 à 2011 et classés par ordre chronologique. « Quand je suis allé pour la première fois à l’Institut des céramiques de Shanghai, en 1990, j’étais un pionnier, explique-t-il. J’avais conscience qu’à terme, ces gens-là auraient une position déterminante. Aujourd’hui, les Chinois sont parmi les meilleurs dans les composites à matrice céramique. » Roger Naslain ­assure n’avoir jamais su que ses visites régulières en Chine avaient fait naître des soupçons.

À partir de 1995, le scientifique bordelais a entretenu des contacts réguliers avec une homologue chinoise, le professeur Zhang Litong, membre de l’Académie de l’ingénierie de Chine et directrice d’un laboratoire travaillant pour le secteur spatial, sous le contrôle direct de la hiérarchie militaire. Ces contacts ont fini par susciter la curiosité des services de renseignements français, inquiets d’éventuelles divulgations d’informations sensibles. D’autant qu’en 2004, Mme Zhang, déjà classée « communiste d’excellence » par la hiérarchie du parti dans la province de Shaanxi, s’est vu octroyer à Pékin la médaille de la Défense nationale en hommage à ses recherches sur les composites à matrice céramique : c’est elle, en effet, qui a déposé les premiers brevets chinois dans ce domaine hautement stratégique, où régnaient seuls jusqu’alors la France (grâce à Roger Naslain) et les États-Unis. L’enquête du contre-espionnage français sur ses contacts avec le chercheur bordelais est restée secrète et ses conclusions n’ont jamais été divulguées – le professeur Naslain nous a même affirmé qu’il n’en avait pas même soupçonné l’existence. Il n’a, en tout cas, fait l’objet d’aucune poursuite. Mais au début de l’année 2007, les suspicions dont il était l’objet ont eu une conséquence visible – et vexatoire – sur son parcours sans tache : le renouvellement de son titre de « professeur émérite » (octroyé pour distinguer l’excellence d’une carrière et la qualité des recherches accomplies) lui a été refusé, avec interdiction d’accéder à son laboratoire. « L’université n’a pas coutume de renouveler ad vitam æternam », minimise-t-il aujourd’hui.

Ce que le professeur Naslain ignorait à coup sûr, c’est que son nom figurerait, trois ans plus tard, en 2010, dans un rapport confidentiel remis à l’Élysée pour attirer l’attention sur les menées de l’espionnage industriel chinois contre les intérêts français. Long de 25 pages, ce document (dont Vanity Fair détient une copie) recense les objectifs et les méthodes (légales et illégales) déployées par la Chine pour capter les innovations technologiques tricolores. Il porte l’en-tête de la délégation interministérielle à l’intelligence économique (D2ie), service gouvernemental chargé de la veille et du soutien à la compétitivité des entreprises, et la signature de son dirigeant d’alors, Olivier Buquen (il a quitté cette fonction en 2013). Le texte en a été officiellement remis en 2010 au coordinateur national du renseignement attaché à la présidence de la République, où personne depuis lors ne veut en confirmer la teneur ni même en admettre l’existence. Aucun des trois hauts fonctionnaires qui se sont succédé à ce poste depuis 2010 n’a consenti à nous répondre et la ligne officielle, à l’Élysée, au quai d’Orsay et au ministère de l’intérieur, est qu’aucun signal négatif ne doit parasiter l’entente cordiale entre Paris et Pékin (qui fêtent cette année le cinquantenaire de leurs relations diplomatiques). À l’occasion de la visite d’État du président Xi Jinping, au mois de mars dernier, François Hollande a ouvertement souhaité la « multiplication des échanges » avec la Chine, avec une insistance particulière sur « les échanges entre universités, laboratoires et chercheurs ». Cet appel a fait grimacer la plupart des experts dans la lutte contre l’espionnage industriel mais les services de renseignement sont priés de garder leurs méfiances pour eux.

De fait, l’un des chapitres du rapport Buquen est consacré aux « transferts [de technologie] sauvages de la part de chercheurs français ». Il signale que « la Chine a bien compris le parti qu’elle pouvait tirer des coopérations scientifiques avec des universités et organismes de recherche plus prompts à partager qu’à protéger leurs résultats » et déplore « les dérives qui peuvent être associées à ces comportements, parfois irresponsables ». C’est dans ce contexte qu’est cité l’exemple du professeur Naslain.

« Transferts sauvages » : pour l’universitaire, l’expression paraît odieuse ; elle sonne presque comme une trahison. Il se défend avec fermeté, sans cacher une pointe d’agacement. « À chacune de mes visites en Chine, j’avais un ordre de mission signé du président de l’université, qui en précisait le détail. Il n’y a jamais eu d’opposition de sa part ou de celles de nos partenaires (Safran et le CEA). Au retour, je rédigeais un compte rendu. Je faisais les choses d’une manière transparente. » À l’appui de son plaidoyer, il brandit une photo prise lors d’une conférence à l’université de Xi’an avec Mme Zhang et proteste de sa bonne foi : « Je n’ai pas “coopéré” avec la Chine, je me suis contenté de faire quelques heures de cours académiques. Je n’ai rien “transféré” : tout ce que je présentais était dans le domaine public. Et bien entendu, je n’ai pas trahi de secrets ! Jamais je ne suis allé raconter comment ces matériaux étaient concrètement fabriqués. Il n’y a pas eu de transfert “sauvage” ; je n’ai fait que dire des choses que chacun peut trouver sur Internet. » Il affirme en revanche avoir « demandé à être reçu au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale pour l’informer » de ses déplacements en Chine, « sans obtenir de réponse ». D’évidence, les Chinois ont su lui témoigner plus d’intérêt que son pays d’origine.

Dans son bureau nu au mobilier spartiate (le portrait officiel de François Hollande en est l’unique ornement), un haut fonctionnaire français dont les attributions incluent la lutte contre l’espionnage économique explique que l’attention manifestée par Pékin à des chercheurs comme Roger Naslain ne relève pas seulement de l’exquise politesse chinoise. « En Chine, explique-t-il, l’Académie des sciences a conçu un plan de recrutement pour attirer des savants étrangers à l’approche de la retraite. C’est le moment où ils se demandent ce qu’ils vont faire de leur temps, où ils ont peur de perdre le fil de leurs recherches, de basculer dans l’oubli… Les Chinois les invitent à tenir des conférences, à donner des cours – parfois très bien payés. On vient les chercher à l’aéroport, on les loge dans des hôtels de luxe, on leur offre des cadeaux, on leur remet des médailles. Ils n’ont qu’à expliquer ce qu’ils savent… Beaucoup tombent dans le piège. »

Le rapport de la D2ie l’expose en préambule : « La Chine est déterminée à devenir indépendante de l’Occident en matière d’innovation technologique. Elle est donc avide de connaissances, de savoir-faire et de procédés à faire venir en Chine ou à absorber à l’étranger. » Comme jadis l’URSS, l’empire du Milieu a l’obsession de la planification. Or, les démocraties occidentales ne la considèrent pas comme une ennemie – pas de guerre froide avec la Chine, plutôt une paix tiède qu’attisent des enjeux économiques incandescents. Aussi les objectifs fixés par Pékin se lisent-ils à livre ouvert, du moins pour qui veut bien ouvrir les yeux. Un document du comité central du Parti communiste établi en mars 2006 recense les étapes du développement de la science et de la technologie sur quinze ans. Il s’appuie sur le constat – établi à l’époque – selon lequel plus de 70 % des brevets utilisés en Chine sont la propriété d’étrangers. L’objectif est d’inverser la tendance à l’horizon 2020. Pour y parvenir, le plan annonce noir sur blanc la création du concept de « ré-innovation » : il s’agit d’introduire dans le pays des ­savoir-faire étrangers, de les adapter puis de se les approprier en déposant des brevets domestiques. Le rapport révèle que, dans cette perspective, les autorités chinoises ont classé les innovations technologiques étrangères en « deux catalogues » : le premier recense celles « à faire entrer sur le sol chinois et que la Chine ne maîtrise pas encore » ; le second liste celles « que la Chine maîtrise déjà ou a la capacité de maîtriser », donc « à bannir » de son territoire. Domaines privilégiés : l’aéronautique, le nucléaire, les télécommunications, le transport ferroviaire, l’automobile, les énergies renouvelables. La France étant le pays qui investit le plus au monde dans la recherche fondamentale, elle figure parmi les cibles prioritaires.

Les stagiaires de Champigneulles

Dans la matinée du dimanche 25 septembre 2011, un agent de maîtrise de l’usine Converteam de Champigneulles, en Lorraine, remarque une présence suspecte dans la zone classée « confidentiel défense » de cet immense hangar blanc aux portes de Nancy. C’est un stagiaire chinois, M. Dai, qui photographie sous tous les angles un prototype de moteur à grande vitesse pour navires – l’une des spécialités de l’entreprise, qui équipe notamment pour la marine française les porte-hélicoptères Mistral et Tonnerre. Alerté par le bruit, l’intrus tente de se dissimuler puis, se voyant repéré, feint de ne pas comprendre qu’il n’aurait pas dû se trouver là. Le lendemain, la direction de l’usine convoque M. Dai et l’autre stagiaire chinois dont il est le tuteur, M. Wang, puis appelle la brigade de gendarmerie voisine. Respectivement âgés de 45 et 33 ans, les deux hommes suivent une formation de trois mois, à la demande d’une filiale de Converteam basée à Yantai, dans la province du Shandong, au nord-est de la Chine, où ils sont opérateurs bobiniers. Ils sont placés en garde à vue. Deux officiers de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, rebaptisée depuis DGSI : direction générale de la sécurité intérieure) sont discrètement dépêchés sur place.

Pour toute défense, M. Dai assure qu’il a pris les photos qui lui sont reprochées « à la demande de sa hiérarchie » en Chine, qui lui a fourni l’appareil. « C’est pour nous aider à nous améliorer, pour nous perfectionner en Chine », précise-t-il. Son acolyte livre la même explication, en certifiant cependant n’avoir pris que quelques clichés hors du périmètre sensible. Le 28 septembre, une juge d’instruction de Nancy les met en examen en invoquant les articles 411-1 et 411-7 du code pénal, qui répriment la « collecte d’informations en vue de porter atteinte à l’intérêt fondamental de la nation » et la « livraison à une puissance étrangère » – la définition juridique de l’espionnage. Ils encourent jusqu’à dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende. Leurs passeports sont confisqués, ils doivent pointer une fois par semaine au commissariat et sont consignés dans une résidence hôtelière du centre de Nancy (où Converteam les aide à régler leur hébergement).

« Ils n’ont vraiment rien compris à ce qui leur arrivait », songe avec le recul l’avocate commise d’office pour les défendre, Me Virginie Barbosa. Appareil photo, ordinateur et téléphones portables du tandem sont explorés, leurs comptes bancaires passés au crible, tout comme les e-mails émis et reçus. L’interprète chinois qui assiste les stagiaires de l’usine – il en arrive régulièrement – est également placé en garde à vue, de même qu’une étudiante chinoise employée dans une parfumerie. Rien d’anormal n’est découvert (la mémoire de l’ordinateur de M. Wang contient des images des deux hommes en combinaison de travail dans l’usine, mais sur des lieux autorisés, ainsi que des photos-­souvenirs d’une escapade au Luxembourg). Le 9 mars 2012, la juge leur restitue leurs passeports. Le temps de rassembler leurs affaires, de remercier leur avocate d’un flacon de parfum et ils s’envolent pour la Chine. Un non-lieu leur est accordé le 27 août suivant. L’ordonnance indique que la DCRI a réalisé « de nombreuses et méticuleuses investigations mais qui n’apportent pas d’éléments pouvant (…) confirmer de façon suffisante les charges initialement retenues ».


Diplôme de fin d’année : Accusée d’avoir copié des fichiers informatiques chez Valeo,l’étudiante Li-Li Whuang a été condamnée par la justice française. Ici, en novembre 2007, au tribunal de Versailles, avec son avocat Raphaël Pacouret. – PIERRE VERDY / AFP

L’enquête laisse pourtant un goût d’inachevé. Les recherches ont permis d’apprendre que des images de deux autres moteurs en cours de conception avaient déjà été découvertes dans l’ordinateur d’un précédent stagiaire et un chauffeur de taxi habitué à transporter les apprentis chinois jusqu’au site de Converteam a témoigné que ses passagers se montraient souvent leurs photos prises devant les machines. Mais faute de pouvoir prolonger les investigations jusqu’aux donneurs d’ordres chinois, la procédure s’est achevée sur une impasse et l’usine de Champigneulles continue d’accueillir des stagiaires venus d’Asie. Confidence d’un vieux routier du contre-espionnage : « La loi ne nous permet pas toujours d’aller jusqu’à la sanction mais l’ouverture de l’enquête, les arrestations et les interrogatoires servent au moins de signal. Ils savent que nous ne sommes pas dupes. »

L’épisode de Converteam aurait pu servir d’illustration au rapport Buquen. Rédigé deux ans plus tôt, le document signalait déjà parmi les « dérives constatées » au préjudice des entreprises françaises « le recours à des retraités chevronnés mais vulnérables, l’invitation de chercheurs [et] le placement de stagiaires dans les entreprises françaises ». Cette stratégie d’infiltration laisse pourtant les experts de la DGSI relativement impuissants. « Pour la Chine, les stagiaires forment des bataillons d’espions motivés et bénévoles ; chaque Chinois qui étudie ou travaille à l’étranger peut être “actionné” un jour ou l’autre au service de son pays », analyse un expert de l’intelligence économique dans l’arrière-salle d’un café parisien à la mode, une pile de journaux étrangers posée devant lui. Les effectifs de cette armée qui ne dit pas son nom sont à la mesure du gigantisme chinois. Environ 40 000 étudiants venus de l’empire du Milieu séjournent actuellement en France (sans compter les Français d’origine chinoise). Ils étaient à peine 15 000 en 2005 et après la visite officielle du président Xi Jinping à Paris, au mois de mars 2014, l’objectif a été officiellement fixé d’en accueillir 50 000 d’ici à 2020. Les attributions de visas temporaires dans le cadre d’échanges entre entreprises chinoises et françaises liées par des partenariats se multiplient aussi. « C’est toute la contradiction de notre politique envers la Chine, ricane un haut fonctionnaire impliqué dans la lutte contre l’espionnage industriel. On alerte les entreprises sur les risques que représente l’afflux d’élèves et de stagiaires et le gouvernement leur déroule le tapis rouge… »

Les exemples ne manquent pas d’indélicatesses commises par des émissaires venus de Chine : élèves ingénieurs, techniciens et apprentis en formation, étudiants ou même simples employés. Il y a quelques années, les services américains avaient observé une recrudescence étonnante d’étudiants chinois en musicologie. En scrutant leur profil, ils ont fini par comprendre qu’ils venaient former leur oreille à la détection des sous-marins pour servir par la suite dans la marine chinoise… En France, les exemples sont plus terre-à-terre. En 2005, Li-Li, une certaine étudiante de l’université de Compiègne présentée comme « très brillante », a été condamnée à une peine de prison ferme pour avoir clandestinement copié des fichiers informatiques dans une usine d’équipements automobiles Valeo. La police avait trouvé dans son studio six ordinateurs et deux disques durs d’une capacité impressionnante, ainsi que la trace d’échanges de mails codés avec la Chine. Depuis cet épisode – le premier à avoir été rendu public en France – la D2ie signale chaque année plusieurs dizaines de vols ou tentatives de vols de données par captation ou indiscrétion. La délégation interministérielle les recense par dizaines. Récemment chez GDF Suez (dont le directeur de la sûreté n’a pas répondu à nos sollicitations), une intérimaire affectée au standard occupait une partie de ses journées à aspirer des documents disponibles via l’intranet. Elle avait en fait des compétences d’ingénieur que son CV ne mentionnait pas… Dans un autre grand groupe industriel, un informaticien profitait d’opérations de maintenance pour copier des données classifiées. Les fautifs ont été écartés mais en pareil cas, les poursuites judicaires sont rarissimes et généralement couvertes par la plus grande discrétion : « Les entreprises ne veulent pas courir le risque de faire savoir qu’elles ont été aussi naïves et encore moins qu’elles ont laissé échapper des informations importantes », explique un expert du renseignement économique.

Toutes les techniques de l’espionnage sont utilisées pour obtenir les informations recherchées, qui vont du simple renseignement sur la stratégie d’une entreprise aux détails les plus confidentiels d’un procédé de fabrication. Méthode la plus basique : tendre l’oreille à côté d’ingénieurs et de cadres supérieurs au moment où ils se méfient le moins. À en croire plusieurs spécialistes français, des ressortissants chinois voyagent ainsi en permanence à bord du Thalys et de l’Eurostar, très fréquentés par les milieux industriels et d’affaires, ainsi que dans les avions effectuant la liaison entre Paris et Toulouse, capitale française de l’aéronautique, dans le but de pirater les ordinateurs de passagers ciblés ou simplement pour capter des bribes de conversations en feignant de ne pas comprendre le français – la prochaine fois, méfiez-vous de votre voisin... Méthode classique mais plus romanesque : envoyer « au contact » des agents de charme. En juin 2010, le dirigeant d’une société industrielle de pointe rencontre durant un séminaire en Chine une jeune cadre d’un grand groupe chinois. Un an plus tard, nouveau colloque : il retrouve la même femme assise à côté de lui. Elle lui pose des questions sur sa société, se montre insistante, propose ses services. En fait, l’entreprenante auditrice a déjà été repérée par les services secrets : elle a appartenu à l’Union des chercheurs et étudiants chinois en France et été identifiée comme agent de renseignement pour Pékin. Méthode la plus gonflée : profiter de la visite d’une usine pour prendre des photos ou effectuer des prélèvements à la dérobée. Des agences spécialisées ont été créées en France par des ressortissants chinois pour développer le « tourisme industriel ». Elles organisent des visites guidées sur des sites choisis, comme s’il s’agissait de musées ou de châteaux. Il arrive que certains visiteurs se montrent plus curieux que de raison. « Les services de renseignement chinois ont été identifiés dans l’organisation de récupérations d’échantillons dans des entreprises françaises, sous couvert d’opérations culturelles », signale le rapport remis à l’Élysée. En septembre 2011, un de ces touristes-agents a été surpris à deux reprises alors qu’il grattait la peinture d’un équipement destiné à un engin spatial…

Méthode plus expéditive enfin : dérober ordinateurs et smartphones. La direction de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle recense quatre signalements d’appareils disparus toutes les heures (vous avez bien lu) : selon les experts, un est considéré comme perdu ; deux correspondent à des vols crapuleux ; le quatrième à un « vol ciblé ».

Les virtuoses de la clé USB

Pour les espions du Dragon à la recherche de nos secrets industriels, l’informatique est le maillon faible. Pas besoin d’agents chevronnés ni d’équipements sophistiqués du genre de ceux que « Q » fournit à 007 pour capter l’information sensible ; une clé USB peut suffire, voire une banale connexion Wifi ou Bluetooth. En décembre 2012 à Paris, dans une salle de conférence au siège de l’OCDE, un as de la DGSI en a fait sous nos yeux la démonstration devant le très fermé Club des directeurs de sécurité des entreprises, en exhibant avec jubilation les données personnelles extraites en quelques minutes des téléphones des participants (y compris les photos pornographiques collectionnées par l’un d’eux !) imprudemment restés connectés. Le clou de la même présentation est une vidéo – image de piètre qualité mais contenu édifiant : grâce à une caméra dissimulée dans une clé USB, le patron d’une PME française en voyage professionnel a filmé l’intrusion d’agents locaux dans sa chambre d’hôtel « dans un pays asiatique » (la DGSI ne désigne jamais un pays, mais tous dans la salle savent qu’il s’agit de la Chine). Un plan fixe montre d’abord la pièce déserte, bureau et lit king size. Le client est parti en laissant en évidence son ordinateur, un disque dur externe et un smartphone. Une femme de chambre apparaît à l’écran. Elle refait vite le lit, jette un coup d’œil circulaire, examine le bureau et saisit alors le téléphone pour passer un appel. Une minute après, des membres du service de sécurité de l’hôtel investissent la chambre, accompagnés d’hommes en civil. Pendant que la femme de chambre fait le ménage, ils copient la mémoire de chaque appareil. Quand le client reviendra, tout aura été impeccablement remis en place.

« Ce type de présentation est fait pour effrayer », dit clairement un haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur. Dissuasion et prévention sont les deux approches privilégiées pour affronter l’espionnage chinois. Faute de pouvoir mettre en place une surveillance opérationnelle de toutes les cibles potentielles, la DGSI multiplie les conférences devant des publics choisis et les formations aux personnels des entreprises les plus exposées pour prouver que la menace n’est pas fantasmatique et apprendre à s’en protéger, même s’il est interdit d’en parler officiellement. La lutte est déséquilibrée. Là où l’empire du Milieu peut compter sur des légions de volontaires disciplinés, le contre-espionnage tricolore ne dispose que de faibles moyens. Au siège de la DGSI, un haut immeuble blanc et froid de Levallois-Perret, dans la banlieue ouest de Paris, ce n’est qu’à partir de 2011 qu’un commissaire a été chargé de centraliser le renseignement relatif aux menées chinoises contre les intérêts économiques français et aucun membre du groupe qu’il dirige (moins de dix policiers) ne parle le mandarin, ce qui a nécessité le recrutement d’analystes et de traducteurs assermentés – « Il a fallu des mois de “criblage” pour s’assurer que chacun d’eux n’était pas en réalité un espion infiltré », soupire un responsable du contre-espionnage. Dans le même temps, la DGSE a cependant obtenu des crédits exceptionnels pour engager 700 ingénieurs et programmateurs de haut niveau pour contrer les assauts répétés d’autres envahisseurs sans visage : les cyber-espions.

« Les menaces contre le patrimoine et les intérêts français sont permanentes », admet volontiers Patrick Pailloux, directeur de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) aux allures de jeune cadre dynamique – chemise à rayures, cravate, front haut et regard vif –, qui recrute les experts gouvernementaux en sécurité informatique (depuis notre rencontre, il est devenu directeur technique à la DGSE, d’où il pilote la défense française contre les cyber-attaques). Les agressions visent aussi bien les ordinateurs de l’État que ceux des entreprises privées. Ces dernières années, plusieurs ministères et de grands centres financiers ont eu à en subir, sans qu’aucune source ne veuille préciser lesquelles – « secret défense », nous a-t-on répondu. La communauté du renseignement considère néanmoins comme certain qu’Areva, leader mondial du nucléaire, et Astrium, filiale d’EADS (devenu « Airbus Group » depuis le 1er janvier 2014) pour l’industrie spatiale, ont été visées par les hackers chinois. De multiples PME aussi, parfois avec des arrière-pensées plus surprenantes : ainsi, plusieurs stations de ski semblent avoir été victimes de pirates informatiques basés en Chine qui recherchaient apparemment des détails sur les techniques d’enneigement artificiel, qui représentent d’importants enjeux économiques.


Le grand vol en avant : Le 12 juillet 2010, la Chine présente le C919, le concurrent direct de l’A320 d’Airbus dont il est sensiblement inspiré. – SUN ZIFA / IMAGINECHINA / AFP

Selon le rapport de la D2ie remis à l’Élysée en 2010, citant des statistiques de l’ex-DCRI, l’origine d’un tiers des « attaques informatiques sur les entreprises françaises » est concentrée dans trois pays : Chine, États-Unis et Allemagne (14,3 % des cas étant attribués au premier). Le document ajoute que « dans la liste des pays d’où viennent les attaques informatiques contre les machines du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), la Chine a la première place » et que, au-delà, « la Chine est également le premier agresseur des entreprises françaises dans le domaine de l’énergie ».

Expert en sécurité informatique, Nicolas Ruff, la trentaine décontractée et les cheveux en bataille, présente les cernes d’un homme qui passe trop de temps devant un écran et garde l’esprit potache. Il raconte volontiers la blague qui circule parmi les informaticiens à propos des cyber-attaques : « Si c’est tous les jours sauf le samedi, c’est Israël. Dans la semaine aux heures de bureau, ça vient des États-Unis. Si c’est tous les jours à n’importe quelle heure, c’est les Chinois ! » Pour déterminer l’origine des intrusions – quand elles sont détectées –, les experts disposent d’indications scientifiques qui permettent de remonter la piste des virus espions jusqu’à leur point de départ physique (un certain ordinateur dans un certain pays), mais impossible d’identifier avec certitude le hacker qui était au clavier, encore moins le commanditaire et pas toujours ses objectifs. En février 2013, un cabinet privé américain spécialisé, Mandiant, a publié une étude explosive intitulée « Attaque ciblée : une unité chinoise de cyber-espionnage démasquée ». Ses ingénieurs ont scruté durant des années les activités d’un groupe de cyber-­espions attaché à une unité de l’armée chinoise qui opérait depuis un building de Shanghai, d’où ils avaient ciblé 141 entreprises anglo-saxonnes. Le rapport dévoile les noms des pillards, leur méthode de travail et jusqu’à l’emplacement des serveurs utilisés en Chine, aux États-Unis, en Corée du Sud, au Canada, en Australie et en Europe. Le ministère de la défense de Pékin a démenti mais la communauté des experts et des hackers du monde entier (ils sont au moins cousins) a applaudi les révélations du cabinet Mandiant. Le chercheur ­Emmanuel Puig, spécialiste renommé de l’industrie de défense et de l’armée populaire chinoises, affirme que « quatre départements sont placés sous l’autorité de la Commission militaire centrale, dont le plus important – le Département général d’état-major – abrite lui-même deux divisions vouées aux cyber-attaques et aux interceptions électroniques ». Et aucune révélation ni aucune fuite, aussi étayée fût-elle, n’a jamais arrêté une armée : quatre mois après l’enquête de Mandiant, le groupe de Shanghai avait repris du service. C’est une autre société de surveillance américaine, FireEye, qui les a repérés sur un réseau – ils s’étaient trahis par une erreur de programmation…

La chinoise d’EADS

Sous un avertissement en apparence général, l’une des constatations du rapport de la D2ie dévoile la principale faiblesse de l’industrie tricolore dans sa relation inéquitable avec le Dragon chinois. « Les entreprises françaises, attirées par ce marché qu’elles envisagent immense (…) et par les coûts de main-d’œuvre locaux inférieurs aux coûts européens, sont souvent prêts à transférer leur technologie et leur savoir-faire, fournissant ainsi un avantage à leurs concurrents chinois », écrit Olivier Buquen, ancien de la D2ie. Les secteurs stratégiques de l’aéronautique (civile et militaire) et de l’énergie comptent parmi les objectifs primordiaux de l’espionnage chinois, qui recourent aux intrigues les plus auda­cieuses pour en pénétrer les centres de décision. En témoigne cet épisode inconnu mais resté à vif dans la mémoire du contre-espionnage français, dont le héros involontaire fut un dirigeant très haut placé du groupe EADS. Les services de renseignement militaire avaient alerté ce dernier, habilité « secret défense » et ancien membres des cabinets ministériels socialistes dans les années 1980, sur les inquiétudes qu’alimentait sa relation privée avec une Chinoise à la silhouette affriolante, qui l’accompagnait dans tous ses voyages d’affaires. Leurs conseils de prudence l’avaient laissé de marbre. Début 2009, une équipe de la DGSE profita d’un déplacement de l’intéressé à Moscou pour le convaincre du danger : elle récupéra in extremis dans les affaires de la jeune femme la copie d’un dossier technique relatif à du matériel sensible conçu par EADS. Elle travaillait bien pour les services chinois. L’imprudent fut exfiltré par l’état-major du groupe industriel et privé de ses habilitations (il a depuis quitté EADS pour fonder un cabinet de conseil). Plus récemment, la DGSE a été sollicitée pour enquêter sur les liens avec la Chine d’un des principaux dirigeants d’EDF, Hervé Machenaud, après que celui-ci s’était opposé à son ministre de tutelle (c’était alors Éric Besson), au cours d’une réunion avec des industriels chinois sur un projet de partenariat nucléaire. Le cadre français ne cachait pas ses sympathies pour Pékin (où son épouse tient une galerie d’art réputée) et plaidait avec force pour un rapprochement avec les électriciens chinois, quitte à partager avec eux la technologie d’EDF. Officiellement, les recherches de la DGSE n’ont abouti à aucune découverte compromettante – « mais l’accord nucléaire franco-chinois a été revu et corrigé point par point », certifie a posteriori une source informée de cette négociation.

Pour beaucoup d’autres industriels, la mésaventure d’Airbus apparaît comme un exemple à méditer (et à ne pas suivre). L’implantation en Chine du constructeur européen remonte à 1990 et elle a longtemps semblé être un succès total. Au début des années 2000, Boeing détenait les trois quarts du marché des appareils monocouloirs avec son 737. Le concurrent européen, avec son A320, a grignoté la suprématie américaine jusqu’à faire jeu égal sur le marché chinois des appareils moyen-courrier. Le décollage d’Airbus dans l’empire du Milieu coïncide avec l’implantation d’une ligne d’assemblage de l’A320 à Tianjin (à une centaine de kilomètres de Pékin) : la première hors d’Europe, et une copie conforme de celle de Hambourg. L’annonce de cette délocalisation stratégique a eu lieu à Toulouse, en décembre 2005, en présence du premier ministre chinois. Airbus détiendra 51 % de la nouvelle société, associé à Aviation Industry Corporation of China (AVIC), le consortium d’État qui porte les projets aéronautiques civils et militaires de Pékin. (Inaugurée en 2008, l’usine assemble aujourd’hui la moitié des A320 achetés par des compagnies chinoises).

Derrière les sourires de rigueur et l’entente cordiale sino-­européenne, les dirigeants d’Airbus ont toujours su qu’ils couvaient ainsi un futur concurrent en Chine et en Asie en aidant les ingénieurs d’AVIC à acquérir leurs procédés de fabrication. Mais ils pensaient que le temps jouait pour eux et la joint-venture de Tianjin était le passage obligé pour espérer damer le pion à Boeing – une taxe non dite mais inévitable. Surtout, ils croyaient être suffisamment prudents pour en montrer assez sans en révéler trop. À peine un an après l’inauguration, ils ont dû déchanter. La COMAC (Commercial Aircraft Corporation of China), dont AVIC est un des actionnaires, annonce alors la création d’un concurrent direct de l’A320 : le C919, avion monocouloir 100 % made in China (le vol inaugural de ce nouvel appareil est prévu pour 2015). Les ingénieurs français tombent des nues. Dans le même temps, AVIC hausse le niveau de ses exigences vis-à-vis d’Airbus : il exige maintenant des transferts de technologies en bonne et due forme. Refuser serait mettre en péril l’investissement chinois. Accepter reviendrait à livrer à un rival déclaré les dernières cartes qui lui manquent. On n’est pas loin de l’échec et mat. « La Chine était le premier marché d’Airbus pour les appareils moyen-courrier ; à la fin de la décennie, elle sera devenue son concurrent », reconnaissait en 2012 Louis Gallois, alors PDG d’EADS (la maison mère de l’avionneur), devant un parterre de patrons.

Entretemps, un épisode resté secret illustre les méthodes moins avouables utilisées pour s’approprier la technologie occidentale : durant plusieurs mois, entre la fin de 2006 et le début de 2007, un A320 acheté à Airbus par une compagnie régionale chinoise a été porté disparu. L’appareil était attendu à un ­rendez-vous de maintenance, il n’est pas arrivé et n’apparaissait plus sur aucun écran radar. Il ne s’est pourtant pas écrasé et a fini par réapparaître, intact, sur le tarmac d’un aéroport chinois. Certains familiers des méthodes de l’espionnage industriel au pays du Dragon estiment plus que probable que l’avion a été mis au secret sous un hangar, entièrement disséqué par des techniciens locaux afin que chaque pièce soit examinée à la loupe puis remonté et livré à bon port avec quelques semaines de retard. « Airbus savait qu’en s’engageant en Chine, il s’exposait à ça », nous a dit en souriant un expert. (Le groupe industriel, lui, nous a démenti avoir été confronté à un tel incident.) En tout cas, plus personne ne doute désormais que le Dragon volera bientôt de ses propres ailes.

Le robot Inbot

Volubile et démonstratif, Michel Labie reçoit dans le grand appartement proche des Champs-­Élysées – et de l’ambassade de la République populaire de Chine – qui abrite la Fondation France-Chine, dont il est le président. Un numéro de l’édition internationale du Quotidien du peuple traîne sur la table de salon de son bureau, à côté d’un beau livre consacré à l’art chinois de l’écriture. La Grande Muraille orne le fond d’écran de son ordinateur. L’homme ne s’en cache pas : il se veut une passerelle pour le business entre Paris et Pékin (le jour de notre entrevue, il attendait une délégation venue de Chine pour envisager avec le chef Alain Ducasse l’ouverture d’un restaurant). Avec son débit de mitraillette, ce diplômé des Langues O’ qui fut un cadre important de Sanofi raconte comment, à partir du premier laboratoire qu’il implanta au pays du Dragon au début des années 1980, l’essor du géant pharmaceutique a culminé avec l’ouverture en 1994 à Hangzhou, capitale de la province orientale du Zhejiang, d’une société conjointe avec des partenaires chinois qui fabrique des médicaments, mais aussi des produits destinés aux hôpitaux locaux. C’est à la demande de Sanofi, dont il est à présent vice-président chargé de la communication, que Michel Labie a lancé sa fondation en 2009, dans le but d’épauler de grandes entreprises françaises en Chine et de soutenir des sociétés chinoises désireuses d’investir en France. La gouvernance de la fondation associe plusieurs groupes du CAC 40 (outre Sanofi, EDF, Lafarge et Safran), la China Development Bank, considérée par les sinologues comme la banque politique du régime de Pékin pour financer des projets stratégiques hors du pays, et la compagnie aérienne Hainan Airlines, qui s’est diversifiée dans l’immobilier et le tourisme. Elle compte l’épouse du président Xi Jinping parmi ses membres d’honneur et dispose d’accès hauts placés à Pékin, jusqu’au sein du comité permanent du comité central du Parti communiste, le cœur du pouvoir chinois.

Connaisseur intransigeant des habitudes chinoises, Michel Labie qualifie sans hésiter l’empire du Milieu de « plus grand contrefacteur au monde ». Le document secret de la D2ie mentionne que, « selon une étude de l’OCDE, entre 54 % et 83 % des produits contrefaits saisis à l’entrée de l’Union européenne sont chinois ». (« Selon certains analystes, indique le rapport, la contrefaçon chinoise coûte 30 000 emplois par an à la France. ») « Il faut faire avec », dit-il simplement, citant l’exemple du Plavix, médicament phare de Sanofi contre l’infarctus (qui produit un chiffre d’affaires de 5 milliards d’euros pas an), qui serait « souvent dupliqué » par des laboratoires chinois et vendu parallèlement. « Difficile de parler vraiment de contre­façon, ­observe-t-il. La qualité des produits est quasiment la même. La société chinoise fabrique le Plavix dans la journée et d’autres médicaments le soir, ainsi que des boîtes… Le manque à gagner sur place, on le récupère ailleurs. »

Il arrive cependant que l’offensive soit plus explicite. Selon le rapport remis à l’Élysée, un autre pilier de l’industrie pharmaceutique hexagonale, le laboratoire Pierre Fabre, aurait découvert en 2006 qu’une contrefaçon de la Navelbine, son anticancéreux leader (dont le brevet appartient au CNRS), circulerait en Chine. Or, la société locale qui produit et distribue cette copie du médicament est justement associée à Sanofi… Sur ce front, la guérilla franco-chinoise débouche donc sur un affrontement franco-français… (Sollicitée par Vanity Fair, la direction de la communication de Pierre Fabre a répondu n’avoir « jamais eu connaissance de contrefaçons de Navelbine en Chine », ajoutant : « Comme partout dans le monde, il existe en Chine des génériques de notre traitement dont le brevet est échu depuis plusieurs années. »)

Dans sa quête effrénée de brevets, l’empire du Milieu à toutefois mis en place une politique agressive de concurrence qui va jusqu’à des formes d’extorsion. Alors que les grands groupes occidentaux sont incités à installer en Chine des laboratoires de recherche et développement pour se rapprocher des centres de production, la loi nationale octroie au gouvernement de Pékin un droit de préemption sur toute invention susceptible d’influer sur les « intérêts de l’État » ou simplement sur « des intérêts substantiels » chinois. Le rapport Buquen signale ainsi l’affaire qui a opposé (dans la plus grande confidentialité) le groupe Schneider à un concurrent chinois, Chint, qui lui disputait le brevet d’une pièce utilisée dans la construction d’un disjoncteur modulaire. L’entreprise française avait déposé un brevet en Chine en 1996, son rival un an plus tard. Mais ce dernier a saisi le tribunal de Wenzhou pour contrefaçon et les juges lui ont donné raison : en 2007, Schneider a été condamné à une amende de 330 millions de yuans (environ 33 millions d’euros de l’époque). En avril 2009, l’amende a été réduite de moitié et le groupe français a renoncé à fabriquer la pièce litigieuse.

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Article paru dans le numéro 15 de Vanity Fair France (septembre 2014).

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